Claudine Goché-Monville : une femme trempée dans l’eau salée
Il est des rencontres qui marquent comme celle de Claudine Goché-Monville, pionnière dans la plaisance maritime au long cours. Ses 89 ans sont une chance, celle de nous plonger comme si on y était dans un siècle d’Histoire, des premiers vagabonds des mers à la naissance de la plaisance commerciale en Polynésie française. Femmes de Polynésie s’est introduit dans la mémoire prodigieuse de cette femme palpitante.
Née en 1934, de parents martiniquais, Claudine baigne dans une enfance heureuse à Saint-Louis-du-Sénégal. Dans cette Afrique coloniale, elle ne ressent pas de racisme mais un clivage d’ordre social qui n’était pas lié à la couleur de peau. Quand l’adolescente de 15 ans rencontre Claude, un Français âgé de 20 ans, les amoureux se préparent à mener une jolie petite vie. L’institutrice et l’électricien-bobineur se marient, emménagent dans une maison, accueillent leur premier fils Gérald…
« S’installer dans une vie bourgeoise à 25 ans, ça ne plaisait pas du tout à mon mari ! Champion de France Junior de kayak, passionné de pêche sous-marine, il a eu l’idée de construire dans notre jardin un petit bateau afin qu’on dorme en mer le temps d’un week-end. En parallèle, l’idée d’un grand voyage a germé dans sa tête de sorte que nous avons rempilé avec la construction du Danaé II, un ketch de 9 m en bois. Mon mari n’avait peur de rien. »
L’aventure maritime avec un grand A
C’est du Sénégal qu’elle part sur ce voilier avec son mari et leur fils ainé Gérald en 1960 pour atteindre Tahiti trois ans plus tard, en 1963, après bien des péripéties.
« J’étais la première Française à se lancer dans ce type d’aventure. En ce temps-là, seuls les hommes partaient en circumnavigation. Pour m’associer au projet, mon mari n’avait trouvé qu’un seul livre impliquant une femme. Il s’appelait Pénélope était du voyage, de Annie Van de Wiele, la femme en question était belge. »
Ni une, ni deux, Claudine s’approprie la folie de son mari et s’implique totalement dans cette vie de baroudeur où économie de moyens et débrouillardise sont indispensables. Le fabuleux voyage les mène au Cap Vert, en Martinique, au Venezuela où ils sont reçus « comme des princes », en Colombie, au Panama qui les met en prise avec l’actualité géopolitique américano-soviétique lors de la crise de la Baie des Cochons les motivant à franchir le Canal de Panama, aux Galapagos et enfin aux Marquises.
« À l’époque, on naviguait au sextant, à la sonde de plomb, sans aucun instrument électronique ni radeau de survie, pas même de calculatrice ! On n’avait pas de frigo mais plein d’astuces pour conserver les produits frais comme le beurre, le poisson… On a fait plein d’inventions sur notre petit voilier, comme la mise en place d’un régulateur d’allure. J’avais remarqué l’outil dans Vagabond des mers du sud, alors j’ai écrit à l’auteur Bernard Moitessier qui, non seulement m’a répondu, mais en plus m’a donné plein de conseils et un croquis personnalisé d’un régulateur adapté à notre monocoque. »
Tahiti, l’escale coup de cœur
Quand la famille touche Tahiti, après 3 ans de périple, elle n’a plus un sou en poche. Claudine reprend son cartable de prof, Claude monte une entreprise de bobinage, l’annonce des essais nucléaires promettant de renflouer les caisses. Mais pas pour rentrer en Métropole et se fondre dans un quelconque moule. Le but est de financer un 3e bateau de 18 m en acier et de 40 tonnes afin d’accueillir les deux autres fils nés entre-temps, Dominique et Richard. Le ketch Danaé III sera autoconstruit au Yacht Club de Arue de 1967 à 1971.
« Les essais nucléaires représentaient une manne financière énorme. Quantité d’Européens sont descendus avec leurs familles, militaires, techniciens, etc. ; il a fallu des logements, des voitures, des magasins. Tout le monde gagnait hyper bien sa vie, les salaires étaient faramineux. D’un seul coup, les Polynésiens se sont trouvés noyés sous de l’argent sans comprendre — et on s’est bien gardé de leur dire —qu’ils allaient le payer cher un demi-siècle après. »
Le concept d’hôtellerie flottante
« On peut dire qu’on a créé, à partir de 1972, en Polynésie, l’activité de charter car le concept d’hôtellerie flottante, c’est-à-dire accueillir des touristes étrangers sur un voilier habité par une famille, était une première. C’est devenu notre métier pendant 30 ans, de 1972 à 2004. Pour l’exercer, j’ai obtenu le diplôme de Capitaine de cabotage en 1972 ; j’étais la première femme à acquérir ce titre. Mais, sur le rôle d’équipage, l’administration n’a jamais voulu inscrire mon nom ! C’est mon mari qui a été noté comme Capitaine dérogatoire et moi j’apparaissais en tant que matelot. C’était il y a 50 ans, les temps ont bien changé. »
Claudine se délecte à raconter cet épisode en nous lisant un passage de son autobiographie L’Ile d’en face :
L’origine du Chantier naval de Raiatea
Dans les années 1980, la concurrence émerge avec d’autres bateaux individuels et les premières compagnies de charter, South Pacific Yacht Charter suivi de Moorings. Le tandem Goché-Monville imagine alors un nouveau créneau : la croisière spécialisée dans la plongée sous-marine. Pour ce faire, le Danaé III est jumboïsé, c’est-à-dire coupé en son milieu et rallongé de 4 m ! Plus confortable à vivre et à la mer, avec une capacité d’accueil augmentée à huit personnes, la nouvelle unité de 22 m et 70 tonnes se met à sillonner gaiement les Tuamotu et les Iles-sous-le-Vent. Elle sera suivie, quelques années plus tard, du Danaé IV, un bateau à moteur plus maniable pour Claudine et Claude avoisinant les 70 ans. Cette dernière réalisation amateur, née à Raiatea, associe leur fils Dominique Goché qui reprend le flambeau de la construction navale familiale, activité qu’il exerce toujours en tant que propriétaire du chantier du Carénage.
Toute l’histoire de la construction navale et de la création du Carénage sur Raiatea est en cours d’écriture dans un second récit autobiographique que Claudine se promet d’achever d’ici le prochain Salon du Livre de Uturoa en 2025.
Toujours dans le coup !
Quel est le secret de Claudine qui, à 89 ans, vit en toute autonomie dans sa maison de Avera et se déplace avec sa propre voiture ? Quelle est la source de ce regard pétillant plein d’intelligence et de ses récits que l’on boit comme du petit lait ?
« J’adore la vie, je ne me prends pas au sérieux, et surtout, je suis toujours en activité. Globalement, mon corps va bien malgré deux prothèses aux genoux, un appareil auditif et une opération de la cataracte. Et mon cerveau, lui, fonctionne à 100 à l’heure ! »
En 2004, à la mort de son époux et compagnon de toujours, Claudine prend le taureau par les cornes afin de ne pas s’effondrer. Elle débarque, s’installe dans un fare, s’achète une automobile et réfléchit sérieusement à ce qu’elle va faire de sa vie. Elle a 70 ans mais n’imagine pas une seconde être cloisonnée entre quatre murs dans l’ennui et la solitude.
« Mon fils Richard m’a dit : maman, il y a deux choses que tu sais faire, naviguer et enseigner. Pourquoi ne montes-tu pas un bateau-école ? Bingo, j’ai commencé les formations aux permis côtier, hauturier et à celui de pilote lagonaire sur Raiatea. Aujourd’hui, je suis toujours en activité professionnelle. J’anime moi-même les cours théoriques qu’il s’agisse de météo, cartographie, mécanique, droit maritime, matelotage, sécurité, etc. »
Cette forme de transmission est l’une de ses fiertés tout autant que son enracinement en Polynésie. Sa nombreuse famille, constituée de 11 petits-enfants, 8 arrière-petits-enfants et même un arrière-arrière-petit-fils, lui procure la joie de profiter de cinq générations.
Un papa centenaire
« Je ne me considère pas comme une personne « âgée ». Ou bien, si on va par là, tout le monde est une personne âgée ! Il suffit de préciser de combien. Cette expression suspendue laisse à penser qu’il est malséant d’afficher ses années de vie dès lors qu’on n’est plus dans la fleur de l’âge. Moi, je n’ai pas honte de mes 89 ans ! Mon père, qui a vécu jusqu’à 102 ans, se payait le luxe d’inviter à danser les jolies dames ! Chaque matin, quand je vois le soleil luire à ma fenêtre, je remercie le ciel de ce don. Chaque jour, c’est du rab. »
Rédactrice
©Photos : Gaëlle Poyade et Claudine Goché-Monville pour Femmes de Polynésie
Directeur des Publications : Yvon BARDES
Pour plus de renseignements
L’Ile d’en face, en vente à Raiatea, au Chantier naval du Carénage et à la librairie de Uturoa.