ROMANA : UN CRI D’INJUSTICE
Romana Teupoohuitua est un mélange de joie et d’ardeur, son visage est si expressif qu’il traduit toute l’intensité de ses émotions. Aujourd’hui, c’est de la colère qu’elle a dans son cœur. Un trop plein d’injustices qu’elle souhaite partager à Femmes de Polynésie. Car vivre dans la rue n’est ni un choisi, ni facile, alors si l’iniquité s’en mêle, « on ne va pas s’en sortir », affirme-t-elle.
AMALGAME
« Je témoigne parce qu’on nous juge, parce qu’on nous étiquette comme « SDF ». »
Début 2023, on dénombrait 582 personnes sans-abri à Papeete. Autant de parcours et de personnalités hétéroclites qui se croisent et se mêlent au cœur de la ville. Dans ces vies heurtées, parfois des éclats s’échappent, du simple dérangement jusqu’au délit. C’est alors souvent tout le public de la rue qui récolte, sans distinction, méfiance, jugement et dénigrement. Est-ce que la différence d’une minorité autorise la majorité à la juger ? Est-ce que parmi ceux qui bénéficient d’un domicile, personne ne s’égare jamais ?
« Nous ne sommes ni méchants, ni voleurs, ni alcooliques, ni drogués, ni malpropres. »
Le sentiment d’injustice est vif, et fait écho à l’histoire familiale de Romana.
« C’est pas une option de retourner dans la famille. On m’a chassée. Parce que je suis une raerae1. »
Il y a de la colère dans ses mots, de la répulsion, même. Romana débute un parcours d’errance dès l’âge de 15 ans. Aujourd’hui elle en a quasi vingt de plus. On dirait que le mépris qui a commencé si tôt s’acharne à la poursuivre, endossant différents visages.
« C’est dur de se relever, de prendre des initiatives quand on vit dans la rue. »
REBONDIR
Mais Romana reste malgré tout tenace et confiante. En 2021, elle franchit une marche plus facile à dévaler qu’à remonter : elle réussit à prendre une patente et travaille comme technicienne de surface, d’abord dans l’entreprise d’un groupe automobile, puis dans une société de nettoyage.
« J’ai commencé à sortir la tête hors de l’eau. Je travaillais à mon compte. »
Elle quitte la rue et savoure avec délices le bonheur d’un logement, d’autant plus qu’elle en a été si longtemps privée.
« Le patron pour lequel je travaillais s’est étonné que je n’aie pas d’habitation. Je lui ai montré le centre d’hébergement où je vivais alors. Puis il m’a donné accès à un logement. J’avais enfin mon propre appartement. »
La vie est rose : un logement, un travail, des projets. Mais dans un arc-en-ciel, il n’y a pas que des couleurs joyeuses, les teintes froides en font aussi partie. L’une d’elles s’immisce dans cette vie idyllique : elle s’appelle maladie. Après seulement cinq mois passés hors de la rue, Romana est évasanée2 en France pour y subir une opération du cœur, suivie d’une longue convalescence. Romana revient à Tahiti en pleine épidémie de COVID. Il n’y a plus de travail, plus d’habitation pour elle.
UNE VIE À DEUX
Romana habite en plein air avec l’envie persistante d’un travail et d’un logement, mais ne dispose ni de l’un ni de l’autre : ses demandes de CAE3 et d’AISPF4 n’ont pour l’instant pas abouti. Elle est assise en tailleur sur une couverture devant l’Assemblée de la Polynésie française, là où l’herbe est peut-être plus verte, avec ses deux chiens couchés à ses pieds, quand ils ne tournoient pas autour d’elle. C’est leur nouveau coin, à elle et son ami Abel. Pendant quatre ans, ils vivaient au centre-ville, vers l’agence Air France. Mais depuis peu leur présence dans les rues de la ville est devenue indésirable. Alors, parce que le seul reproche qu’on puisse leur faire, c’est d’être là, ils ont été chassés sans ménagements, et leurs affaires ont été saisies.
« C’est pas facile, faut pas croire. On n’a pas choisi de vivre ainsi. »
Son ami a débuté cette année un contrat de travail à l’OPT, grâce au programme de réinsertion professionnelle Nati o Te Torea, en partenariat avec plusieurs entreprises du pays. De belle prestance, Abel est rasé de près, sa coiffure et ses vêtements sont impeccables : il ne correspond pas vraiment à l’image que l’on se forge d’une personne sans-abri. Il se penche vers Romana dans un geste d’affection, puis se met à l’aise après sa journée de travail ; il se déchausse, comme s’il rentrait à la maison.
« Avec mon chéri, on a des projets. »
En attendant, en fin de semaine, le couple sera en « vacances » de la rue. Christelle les accueille quelquefois chez elle pour leur offrir du repos et du calme, car dans la rue on ne dort jamais tout son soûl. En contrepartie du séjour, Abel s’occupera du jardin. Le temps d’un week-end, ils goûteront à l’anormalité d’une vie normale, à l’extraordinaire d’une vie ordinaire.
Merci Romana pour ton partage. Merci à l’association Te Torea pour votre collaboration.
1 Personne trans de Polynésie
2 Évacuation sanitaire
3 Contrat d’Accès à l’Emploi du SEFI
4 L’Agence Immobilière Sociale de Polynésie française a pour objet de soutenir les bénéficiaires en difficulté financière à se loger convenablement dans le parc immobilier privé, et d’accompagner notamment les familles dans un projet de vie
Rédacteur
©Photos : Doris Ramseyer pour Femmes de Polynésie
Directeur des Publications : Yvon BARDES
Pour plus de renseignements
L’association Te Torea voit le jour en 2004, pour aider et accompagner les personnes en grande difficulté, qui vivent de et dans les rues de Papeete. Mais ses actions débutent déjà en 1998, avec le Club de prévention spécialisé contre la délinquance juvénile. L’association compte aujourd’hui 36 salariés, employés dans 3 centres (1 centre de jour et 2 centres d’hébergement), avec une équipe de rue. Dans le but d’une réinsertion socio-professionnelle, Te Torea aide les personnes sans-abri dans leurs démarches administratives, la recherche d’un emploi et d’un logement. L’association dispense des repas dans les centres, propose des premiers soins, réalise de la prévention (notamment auprès des personnes prostituées), et organise des activités à caractère économique, ainsi que divers ateliers (contre l’illettrisme, pour préparer un dossier de candidature et recréer du lien social).
Pour soutenir l’association Te Torea grâce à des dons (numéraires, alimentaires ou vestimentaires), vous pouvez appeler le 87 72 66 05 ou le 40 42 39 18.